Pendant longtemps, il a cru que les choses finiraient par s’arranger. Que sa passion du métier suffirait à compenser les brimades quotidiennes et les exercices de plus en plus étranges imposés par sa direction. Puis, en quelques mois, tout s’est emballé. A 36 ans, François (1) vient de se retrouver au chômage avec deux enfants à charge. Les yeux bleus alourdis par des cernes, les traits tirés, l’homme dit faire des cauchemars toutes les nuits en repensant à «eux». Il lui suffit d’ailleurs de les mentionner pour que sa jambe se mette à s’agiter nerveusement. «Eux», ce sont les scientologues qui ont pris peu à peu possession de son entreprise. Chaque jour, depuis son départ, l’ancien cadre culpabilise, regrette de ne pas avoir donné l’alerte plus tôt, et tente de comprendre à quel moment les choses ont vraiment basculé. Jusqu’au printemps, François occupait un poste important chez Arcadia, une société basée à Voisins-le-Bretonneux (Yvelines). Spécialisée dans l’extension de maisons et l’aménagement des combles, cette entreprise prospère a compté une centaine de salariés et réalisé jusqu’à 10 millions d’euros de chiffre d’affaires par an.

Riposte. Le 14 août, après des semaines de crise ouverte, Arcadia a été placée en redressement judiciaire. Ecarté pour avoir refusé de se plier aux incantations des scientologues, l’ancien cadre est désormais qualifié d’«esprit noir» par ceux qui l’ont mis sur la touche. Avec onze autres salariés, il a porté plainte pour «harcèlement moral» et «abus de faiblesse» (2). Ouverte par le parquet de Versailles, l’enquête a été confiée aux policiers de la Cellule d’assistance et d’intervention en matière de dérives sectaires (Caimades), et la première audition a lieu ce jeudi. Jamais, auparavant, la scientologie n’avait dû faire face à une telle riposte. «On a accumulé des preuves accablantes et on ira jusqu’au bout, prévient François. Comment l’Etat peut-il laisser une secte couler une entreprise en pleine crise économique ?»

 
 

L’affaire Arcadia commence il y a près de quinze ans, quand le patron de l’entreprise, Frédéric Langlois, perd brutalement sa fille. Dévasté, l’homme se tourne alors vers la scientologie, tristement habituée à exploiter ce type de failles psychologiques. Les salariés d’Arcadia (2) connaissent la réputation sulfureuse de l’organisation, mais aucun d’entre eux n’ose aborder le sujet frontalement. Après tout, leur patron semble aller mieux et ne fait aucun prosélytisme. Certes, «monsieur Langlois» commence à tenir des propos étranges, et arbore désormais sur son bureau un exemplaire de la Dianétique, la bible des scientologues. Mais sa lubie ne déteint pas encore sur le fonctionnement de l’entreprise.

Durant longtemps, la cohabitation ne posera d’ailleurs aucun problème. Mais après plusieurs années de fréquentation assidue du Celebrity Centre, le centre parisien de la secte, Frédéric Langlois ne côtoie plus que des scientologues. A partir de 2006, ils sont de plus en plus nombreux à s’intéresser de près à ses activités.

Pour la scientologie, cet adepte consciencieux a le profil idéal : une fidélité sans faille aux théories de Ron Hubbard et, surtout, une entreprise extrêmement prospère. Au sein de la secte, un homme va alors prendre les choses en main. Eric Ianna est une figure bien connue chez les adeptes français. C’est lui qui, quelques années plus tôt, a initié Frédéric Langlois aux subtilités de la dianétique. Lui aussi qui va expliquer à son nouveau protégé comment appliquer ces préceptes au bon fonctionnement de son entreprise. Car Ron Hubbard ne s’est pas contenté de mettre au point une «science de la santé mentale», il a également écrit des dizaines d’ouvrages sur le management et le marketing. Patron d’une entreprise de coaching créée en 1992, Certitude, Eric Ianna forme depuis des années des cadres et des chefs d’entreprise à ces techniques en toute impunité. Il est également affilié à WISE (World Institute of Scientology Enterprises), succursale scientologue basée aux Etats-Unis, dont chaque membre s’engage à reverser une partie de son salaire.

Taureau. Adoubé par Frédéric Langlois, le consultant commence alors à faire passer des «évaluations de compétences» aux salariés d’Arcadia. Les résultats, donnés sous forme de graphes, situent irrémédiablement les personnes interrogées en «zone de danger». Pour s’en sortir, celles-ci sont alors invitées à suivre les formations dispensées par la scientologie. Mais il y a pire. Les commerciaux doivent également se soumettre à des exercices baptisés «TR» («training routine»), très prisés des scientologues. Les «TR0» d’abord, qui consistent à placer deux salariés assis l’un en face de l’autre pendant deux heures avec interdiction de parler ou de cligner des yeux. Et les «TR bullbait» («harcèlement du taureau») durant lesquels les mêmes employés, toujours face à face, doivent s’insulter à tour de rôle.

Alors que la secte s’infiltre chaque jour un peu plus dans l’entreprise, un autre homme va faire son apparition chez Arcadia. Cyrille Pincanon est lui aussi une figure du mouvement. Il a notamment été témoin de moralité lors du dernier procès contre la scientologie, qui s’est soldé par une condamnation pour escroquerie en bande organisée en 2009. Frédéric Langlois a fait sa connaissance en 2007, au Celebrity Centre. Entre eux, le courant est tout de suite passé. Outre la dianétique, les deux hommes se sont trouvé une autre passion commune : le bâtiment, secteur dans lequel Pincanon a longtemps travaillé avant de se lancer à son tour dans le conseil. Aux yeux de Langlois, en pleine quête spirituelle, Pincanon possède un autre atout de taille : il est «clair». Dans le jargon scientologue, le terme désigne «l’état optimum d’un individu qui, grâce à la scientologie, est débarrassé de toutes ses névroses». Un statut qui lui confère une aura particulière chez les adeptes moins avancés.

C’est sur ses conseils que Frédéric Langlois accepte de réorganiser sa société en suivant l’organigramme à sept divisions, cher aux scientologues. Une minirévolution orchestrée avec l’aide d’un autre scientologue éminent, Marc Arrighi, déjà épinglé dans les années 90 dans une affaire similaire. Mais c’est Cyrille Pincanon, surtout, qui devient omniprésent chez Arcadia. En 2012, sa société CYP Conseil effectue un audit qui préconise un «changement global des comportements». Puis le consultant commande un autre audit sur la division 3 (trésorerie), confié à Pascal Maffre, lui aussi scientologue. Première mesure préconisée pour éponger les dettes qui commencent à plomber la société : arrêter de payer l’Urssaf. Les choses vont alors s’accélérer.

Après avoir progressivement resserré leur emprise, les consultants scientologues intègrent la société en février 2013 et s’emparent des postes-clés. Pascal Maffre, l’homme qui conseille de frauder l’Urssaf, est nommé à la tête de la division «trésorerie». Quant à Cyrille Pincanon, il prend la direction de la division 5 («service qualité»). Pour les salariés qui assistent impuissants à ce putsch, Pincanon devient le dirigeant de fait. Sa société continue d’ailleurs à ponctionner Arcadia. En un peu plus d’un an, près de 450 000 euros sont versés à CYP Conseil, comme l’attestent les nombreux documents que Libération a pu consulter.

Défaillances. Au sein de la société, l’ambiance est devenue délétère. Livres, brochures et DVD édités par la secte inondent les couloirs et les salles de réunion. En interne, Cyrille Pincanon instaure le système des «notes de dysfonctionnement», qui obligent les salariés à dénoncer les défaillances des autres. Chacun d’entre eux est également prié de ne plus parler à ses collègues pendant les heures de travail.

Désormais, la communication se fait exclusivement à travers des notes adressées à la division compétente. Tout message est centralisé et surveillé. Pour ceux qui refusent de se prêter au jeu, la sanction va du simple blâme à la suppression de primes et jusqu’au licenciement pur et simple. Sans compter ceux qui tombent en dépression profonde et qui sont mis en arrêt maladie. En à peine un an, plus de trente salariés ont quitté l’entreprise. Aucun des protagonistes visés par l’enquête n’a donné suite à nos sollicitations. Joint par téléphone, le porte-parole de la scientologie, Eric Roux, affirme de son côté être totalement étranger à cette histoire : «Nous n’avons rien à voir avec cette société. Il s’agit d’une affaire montée de toutes pièces pour nous nuire.»

(1) Le prénom a été modifié.

(2) Les douze plaignants sont défendus par Olivier Morice.

Emmanuel FANSTEN